Une session du Chantier des Francos, c’est comment ?
Musique - 04.6.2021
Alors que la dernière session du Chantier des Francofolies se déroulait la semaine du 22 mai, nous nous sommes plongés en plein coeur du programme d’accompagnement des jeunes promesses de demain. Un reportage qui sent bon la mer et la belle musique.
Mercredi – premiers contacts :
Le réveil est difficile. Il est suivi d’une course effrénée dans les interminables couloirs de la ligne 4 avant d’arriver sur les quais de la Gare Montparnasse. Enfin, j’embarque dans un Inoui, destination La Rochelle.
Au menu d’un trajet de trois heures et quelques, un peu de lecture culturelle – comprenez le numéro de So Foot qui traînait depuis quinze jours sur ma table basse –, une plongée dans la discographie de Zuukou Mayzie, fasciné que j’étais par son arrivée dans le clip de 669.Pt2 en trottinette électrique, mais surtout la finalisation du travail préparatoire conditionnant ma venue dans la préfecture de la Charente-Maritime : une immersion trois jours durant en plein coeur d’une session du Chantier des Francofolies, “accélérateur de talent” selon le slogan que l’on retrouve sur les petites affiches posées sur la porte d’entrée du local.
Midi quinze. Première déambulation à La Rochelle. Rendez-vous est donné à quatorze heure trente sur la Place Saint-Jean d’Acre, lieu de tenue du Chantier. Le temps de m’attraper un sandwich, gobé confortablement assis sur l’un des nombreux quais de la cité portuaire, sous un ciel aussi bleu que l’océan qui se dresse devant mon regard.
Mon cerveau est alors pris d’une envie d’écouter l’album le plus maritime de ma playlist, l’innénarablement beau In the Dream of the Sea Life de Candy Claws. Je flâne ensuite dans les rues très vivantes, jour de réouverture des terrasses oblige, avant de me mettre en route vers le point de ce fameux rendez-vous, tout près d’un club de voile. Autour de moi, les mouettes volent et les câbles des dériveurs font leur claquement si caractéristique lorsqu’ils tapotent dans le mat.
Quand on franchit la porte du Chantier – une salle de concert de type SMAC entièrement dédiée à l’accompagnement des jeunes pépites soutenues par le programme –, on est accueilli par le son provenant des balances d’Oscar Emch et de sa magnifique Rickenbacker noire. En jogging vintage bien large et débardeur, le toulousain d’origine s’apprête à confronter l’interprétation de sa séduisante néo-soul toute aussi décontractée que lui aux regards des deux contributeurs scéniques présents au cours de cette session, Néry Catineau et Laurent Lamarca. “Pendant ton solo, on doit avoir l’impression que tu fais l’amour à ta guitare”, lui assène l’un. “Ton wah-wah – pédale d’effet chère à Jimmy Hendrix – est peut-être un peu trop fort pour ce morceau là”, lui lance l’autre.
Participer au Chantier, c’est en effet se pencher sur les détails les plus variés d’un projet musical, détails qui peuvent pourtant vous faire passer du statut de sympathique formation amateur sans prétention à groupe qui incarne réellement ce qu’il souhaite raconter dans ses morceaux. Détails pouvant aller du placement des instruments et des membres de votre groupe sur scène au moment le plus opportun de lâcher votre meilleur saut dans une foule en délire, jusqu’à la nappe préenregistrée que va lancer votre Macbook Pro pendant une track ou aux arrangements de votre morceau “le plus personnel”.
Un simple regard vers un membre de votre bande à la fin d’une chanson bien interprétée peut devenir un prétexte à décortiquer, voire un geste à intégrer dans votre routine “pour montrer votre complicité au public qui est sous vos yeux”. Après un an et demi sans concert, on profite en effet de cette période pour préparer le grand retour, et on essaie d’imaginer que les cinq personnes qui nous regardent répéter dans l’ombre seront très bientôt cent fois plus.
Pendant qu’Oscar et les membres de son band finissent de peaufiner leur set, Sébastien Chevrier, coordinateur artistique du Chantier, nous emmène visiter la Maison Deman, moi et un collectif de responsables de SMACs venus participer à une petite table ronde ayant lieu plus tard dans la journée. La Maison Deman, un espace permettant d’accueillir des groupes au sein duquel ils peuvent manger et dormir, mais aussi bénéficier d’un home-studio, y travailler leur chant et, étonnant et en même temps tellement nécessaire, y bénéficier de séances d’éveil corporel et musculaire, mais aussi de thérapie par les huiles essentielles.
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Elle fut ouverte à tous ceux qui souhaitaient, pendant les périodes de confinement qui rythmèrent notre année 2020, prendre une semaine loin de la non-agitation de la capitale afin de pouvoir travailler artistiquement – et se changer les idées – dans un cadre pas loin d’être idyllique.
À notre retour au Chantier, l’ambiance a relativement changé. Là où se tenait auparavant un… canapé se trouve désormais une énorme flight-case à roulettes entourées d’une dizaine de chaises. Au-dessus, quelques assiettes de chips et des verres sur lesquels se trouvent les prénoms de leurs propriétaires, Covid oblige.
Pourtant, même s’il en est théoriquement l’heure, ça n’est pas un apéro. Plutôt une sorte de foire aux questions pendant laquelle les trois projets présents dans la session à laquelle j’assiste – Oscar Emch, donc, mais aussi Chateau Forte et Siau – viennent exposer leurs interrogations administratives à quelques contributeurs experts en la matière.
On y parle management, contrats d’édition, droits voisins aux droits d’auteurs, fichage des rentrées d’argent et notion juridique du statut d’artiste. Preuve que les questionnements que l’on se pose lorsque l’on souhaite voguer dans le grand bain d’une carrière musicale ne se limitent pas à “et si je mets un accord de septième ici, ça va donner quoi ?”. Mais l’horloge tourne, le couvre-feu approche. Je m’exfiltre discrètement, rentre à l’hôtel et me prends un bon bain avant de commencer à me pencher sur cet article. Demain, on va discuter avec les artistes.
Jeudi – questions-réponses et concert-test :
“Si je ne devais retenir qu’une seule chose de cette semaine, ça serait une phrase de Néri : “tu t’es fait plaisir et t’as appris des trucs, maintenant t’as tout pour nous faire kiffer alors fait nous kiffer aussi !” Ça résume tout !”. Assis sur une chaise pliable devant le local du Chantier, face à l’entrée du port et à des moniteurs de voile préparant les catamarans pour le cours qu’ils s’apprêtent à donner, Siau en profite pour philosopher un peu.
Au menu, séance d’interview pour les artistes accompagnés par le dispositif, l’occasion d’en apprendre davantage sur leurs attentes et sur leur ressenti. Pour Oscar Emch, qui a “déjà participé à des programmes d’accompagnement, notamment mis en place par des SMACs”, rien ne vaut la qualité de celui qui les accueille entre ses murs cette semaine de mai. Une semaine qu’il voit presque comme un stage de remise en forme artistique.
“On parlait de ça avec le groupe l’autre jour, et on s’est rendu compte qu’on n’avait pas joué ensemble depuis janvier 2020, donc un an et demi… C’est normal d’être un peu rouillé, un peu bloqué sur certains aspects scéniques, et le Chantier est là pour nous aider à nous remettre dans le bain. Une fois qu’on a passé ce cap, c’est là qu’on peut commencer à réfléchir sur d’autres choses. On peut aussi dire que ça permet de transposer nos créations de notre chambre à une scène”. – Oscar Emch
Siau rejoint Oscar sur cet aspect très starting-blockesque, mais voit aussi le Chantier comme un laboratoire dans lequel “on observe si certaines choses que l’on fait, notamment sur scène, le sont par choix ou parce qu’elles sont subies. Par exemple, est-ce que je dois continuer à pousser ma voix ou demander à la batterie de jouer moins fort ? C’est un aussi espace pour tester nos limites, et toujours dans la bienveillance.”
La bienveillance, mot qui revient souvent au cours de cette demi-heure de discussion. Celle des équipes du Chantier, et notamment celle des deux contributeurs scéniques qui arrosent de leurs conseils et de leur(s) expérience(s) les jeunes pousses qu’ils ont devant leurs yeux.
Comme le reconnaît Siau, ces derniers portent un “regard complètement désintéressé sur le projet”, tout simplement car ils ne tireront aucun bénéfice, notamment financier, à le voir réussir. “C’est aussi le regard de quelqu’un qui ne nous connaissait souvent pas avant de commencer la session, et qui va nous accompagner uniquement pendant ce laps de temps, percevoir ce qu’on est dans l’instant présent”.
Et à en croire Oscar et la petite bande qui l’accompagne en concert, les enseignements de ces artistes professionnels aux centaines de dates à leur actif “ne sont pas des directives à suivre coûte que coûte, vérités absolues de l’art scénique, mais plutôt des choses à tester” – on retourne dans l’idée de laboratoire –, et à garder, ou non, si elles permettent de servir le projet et son développement.
Depuis 2018, le Chantier a aussi intégré une notion de bien-être de l’artiste dans son programme. Les artistes se réjouissent des “séances de sport le matin, devant la mer” et “des ateliers sur les huiles essentielles” qui, selon les propos d’Emilie Yakich, que nous avions déjà rencontré en janvier, “participent à leur offrir une forme d’entraînement à la tournée, leur faisant questionner leurs bonnes et mauvaises habitudes” qui peuvent conditionner ces périodes pas de tout repos. Siau y trace des similitudes avec “la préparation d’un voyage en mer”. Parallèle bienvenu alors que quelques voiliers s’apprêtent à franchir le chenal du port.
“Depuis cette période très incertaine, je me suis rendu compte que je ne reproduirais plus certains choix que j’ai fait par le passé. On a vu que tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain, alors je ne veux plus faire de concession. Je veux respecter entièrement ce que j’avais envie de faire.” – Siau.
Mais recueillir les propos des bénéficiaires, c’est très bien, avoir le point de vue d’un membre de l’équipe du Chantier, c’est encore mieux. Rendez-vous est donc pris avec Sébastien Chevrier, coordinateur pédagogique, un rôle qui consiste “à s’occuper du long processus de sélection, fort de près de 800 candidatures par session, puis à réaliser un diagnostic du projet avec l’artiste et son entourage, avant de construire ce qu’on va mettre en oeuvre durant ces sessions.”
Après avoir occupé des postes à la direction et à la programmation de diverses salles et festivals, dont la SMAC Le Temps-Machine à Tours, Sébastien arrive au Chantier vers la fin de l’année 2017, alors que le dispositif est en train d’opérer une profonde mutation afin d’être plus en adéquation avec les volontés des artistes soutenus. Une mutation quasi constante – tout comme le milieu de la musique –, qui pousse les équipes à sans cesse se questionner pour rester proche des besoins de leurs bénéficiaires.
“On peut même dire que la crise a accéléré notre envie d’entamer un nouveau cycle. On s’est par exemple rendu compte que les musiciens avaient de plus en plus envie d’expérimenter l’audiovisuel, d’apprendre à créer du contenu, mais aussi des communautés.”
Pour lui, un mot résume bien le Chantier : “Histoire”. “On choisit toujours des artistes avec qui on va pouvoir raconter une histoire. Elles sont toutes différentes, ces histoires, me raconte-t-il pendant que le vent souffle bien trop fort pour mon petit enregistreur, mais l’idée c’est de faire en sorte, avec les moyens qui sont les nôtres, de servir au mieux le projet de l’artiste au moment qui nous semble le plus opportun. Humblement, je dirais qu’on est des facilitateurs, des passeurs. J’aime bien ce mot, passeur… ”
Des histoires, souvent belles, qui peuvent parfois conduire certains artistes ayant bénéficié de l’aide apportée par le Chantier des Francos à y revenir de nombreuses années plus tard… En tant qu’intervenant. C’est par exemple le cas de Rover, qui après avoir fait partie de la “promotion” 2011, est revenu en 2019 et 2020 en tant que contributeur. Contributeurs qui peuvent être issus de candidatures spontanées comme de demandes de la part de l’équipe des Francofolies, “tant qu’ils possèdent cette envie de partager leurs expériences et qu’ils parlent le même langage que nos jeunes talents”.
Après une immersion dans la vie de la maison Deman au cours d’un dîner pris avec une grande partie des artistes et des intervenants dans une bonne humeur générale, avec lutte pour contrôler la musique qui passe à travers les enceintes du lieu – parce que le Chantier, c’est aussi une forme de retour à la socialisation et au réseautage pour les artistes – on se redirige vers la Place Saint Jean-d’Acre. Là encore, l’ambiance est différente. Des rangées de chaises alignées bien sagement attendent l’arrivée du public. Entre filage et concert “traditionnel”, la soirée sert surtout de répétition générale avant le “show de clôture” du lendemain.
Vont se succéder, devant nos yeux ébahis de (re)voir autant de talent après tous ces mois de sevrage de la magie du live, l’équilibre machines-chant, fragilité-puissance, du duo Chateau Forte, la majesté dream-pop à la française de Siau et le flegme neo-soul d’Oscar Emch. Quel plaisir de retrouver, même masqué et assis, un public vivant et pas avare en applaudissements. L’émotion est palpable sur scène, quelques larmes perlent sous les yeux des artistes. On ne serait pas étonné de savoir que ce fut aussi le cas chez les intervenants. On ressort de la salle à 23h, les oreilles qui buzzent un petit peu. Une réminiscence de ce que l’on appelle le monde d’avant.
Vendredi – retour sur scène, retour en train
Ça n’est pas parce que les trois projets présentés au cours de cette session du Chantier des Francofolies ont pu interpréter un set complet devant un parterre de chanceux que le travail se termine pour eux. C’est même tout le contraire. Il ne leur reste que quelques heures, avant la grande et traditionnelle représentation du vendredi soir, pour être à cent pour cent de leur maîtrise scénique.
Ici, on ne cesse jamais de discuter, jamais de conseiller, jamais d’expérimenter. Sur la scène qu’il foulait la veille de façon magistrale, Siau s’interroge désormais avec les contributeurs scéniques sur la façon la plus optimale, la plus vivante aussi, de placer les instruments du trio qui compose son projet lorsqu’il le joue en live. Celle qui le servira le mieux.
Après quelques bidouillages, ce sera finalement un triangle basse-synthétiseur-batterie, Siau occupant la pointe basse, derrière ses machines, dictant le jeu tel un Andrea Pirlo du Prophet. Hypnotisé que je suis par les nappes de ses claviers, il est pourtant déjà l’heure de partir. Mais avant ça, une dernière chose s’impose : manger une assiette de sardines grillées sur le port. C’est ainsi que s’achève ce reportage avec une seule envie, celle de remettre le couvert au plus vite. À La Rochelle, si possible.