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[POP LIFE] Restauration et addiction, chronique d’un sinistre déguisé

Le 8 juin dernier, Anthony Bourdain s’est suicidé.

Figure américaine médiatique et adorée du monde de la cuisine et de Barack Obama, il avait en 2000 publié Kitchen Confidential, qui révélait les dessous de l’industrie de la restauration. Drogues, alcool et dépression se voient ainsi associés à des métiers de service dont on ne parle jamais vraiment. Oui, un barman ça picole, ok une serveuse ça prend de la coke mais bon voilà, on en parle pas, c’est acquis, surtout en France où ces professions sont rarement considérées comme de « vrais » métiers : « Tu fais quoi dans la vie ? -Barman -Non mais tu fais quoi dans la vraie vie, c’est quoi ton vrai boulot ? » un échange que tous les bartenders de France ont déjà essuyé, classique.

En chiffres : de la plonge au chef de rang en passant par le bar, la cuisine ou le service, l’industrie de la restauration embauchait 764 000 personnes en 2016 (Les Echos), dont 52 000 barman et barmaid, 44% de femmes et pour un salaire horaire moyen de 9,5€ (Insee, Ésane et DADS 2012), ça fait du monde.

Alors bien sûr, tout le monde n’est pas devenu junkie au contact d’une casserole, ni dépressif derrière une tireuse et ça n’est pas le seul secteur professionnel qui pâtit du warning « alcool au travail », le BTP notamment n’est pas épargné. Cependant c’est un des seuls qui ne respecte que très rarement sa propre convention collective.

« Prendre un congé maladie c’est reconnaître qu’on est faible et donc incapable »

La légalité en question

Pour Sophie, 6 ans de bar et 3 en cuisine au compteur la question de l’addiction « cache juste une réalité qui est que le droit du travail dans cette branche est inexistant : les heures sup, les jours fériés et mêmes certaines maladies du travail ne sont pas reconnus. Que prendre un congés maladie c’est reconnaître qu’on est faible et donc incapable. Que sous prétexte que c’est un métier de passionné on accepte d’être traité n’importe comment. Je n’ai jamais vu aucun resto qui respectait la convention collective, jamais ».  Elle est rejointe par Tim, commis, qui explique « on te demande beaucoup d’heures. Au lieu d’embaucher un patron va te faire faire des coupures, soit plus de 15h par jour ». Par coupure comprenez faire les services du midi et du soir, quelque chose comme 9h30-15h30 puis 17h-2h.

L’ennui c’est que personne ne l’ouvre. Parce que c’est comme ça. Vous ne trouverez par exemple pas d’avocats spécialisés dans l’industrie.
D’ailleurs si on cherche “scandale restauration” “dessous de la restauration” on ne trouve que des videos et articles concernant les produits, et pas vraiment ceux qui les cuisinent, pas en France en tous cas.

“Je ne connais pas un seul bar à Paris qui ne compte pas dans son équipe au moins un alcoolique et/ou un cocaïnomane”

L’alcool et la coke

Il faut sur cette question différencier les bars des restaurants. Cuisiner en ayant bu est quasiment impossible et amplifie les risques de brûlure, coupure etc liés au métier. Si la consommation de cocaïne existe, comme un peu partout finalement, « j’ai bossé une fois avec un cuisinier qui gardait une assiette au frigo et qui tapait sans gêne pendant le service » nous confie Pierre, elle n’est pas monnaie courante, comme le confirme Sophie : « En cuisine tout le monde pense que la drogue coule à flot mais c’est un mythe. On travaille facilement plus de 15h par jour pour le prix d’un gramme de coke. A quoi bon ? J’ai jamais travaillé avec des gens qui se droguaient en cuisine. Un mec une fois dans un étoilé mais c’était un looser et il a lâché la cuisine dès qu’il en a eu marre du rythme».

C’est plutôt les verres d’après service qui tendraient à poser problème comme en témoigne de nombreux appels à l’aide sur les forums de Alcool Info Service « Il est dans la restauration. Alors l’alcool est accessible c’est un rituel : un verre et puis deux après le service. Et puis un ou deux à la maison pour décompresser et puis ainsi de suite». Difficile d’aller se coucher juste après le boulot, franchement speed, le sas de décompression se trouve souvent au fond d’un verre, ou d’une teuf improvisée entre deux fûts pour les bars.
D’une manière générale, les personnes rencontrées remarquent que leur consommation d’alcool et de drogue a augmenté.

“Aujourd’hui faire un service sans alcool me paraît impossible, et j’achète au moins 1gr par jour de boulot”

Pour Ed, manager et six ans derrière le comptoir, la coke est arrivée quand il a débarqué à Paris, à 28 ans, une mauvaise rencontre : “avant ça je faisais du marketing dans le sud, j’avais jamais vu une trace de C. Puis c’est allé vite. Au bout de huit mois de bar j’avais 25000 euros de dettes et huit mois de loyer impayé”. Ses parents ont fait la gueule et l’ont envoyé en cure. Six mois plus tard un collègue lui propose une trace, il hésite, accepte et n’en est toujours pas revenu. “Aujourd’hui faire un service sans alcool me paraît impossible, et j’achète au moins 1gr par jour, mon salaire me le permet”. À raison de 70 le gramme pour 20 jour travaillés, comptez 1400 euros par mois. Il est loin d’être le seul : “Je ne connais pas un seul bar à Paris qui ne compte pas dans son équipe au moins un alcoolique et/ou un cocaïnomane”.

L’incitation

“Pour travailler ici il faut participer à la fête”

Le barman ce mec cool, la barmaid, cette meuf solide, la limite du comptoir exerce un charme bien particulier et confère à celle ou celui qui le tient un statut proche de celui de la rock star pour certains lieux. Donc il faut assurer et montrer l’exemple à ceux qu’on veut faire picoler.

Par les clients:

Un bar, on y retourne pourquoi ? Parce que les barmen sont sympas, commerçants et qu’ils aiment la teuf, donc oui, ça fait partie de leur travail. « Il y pas mal d’hommes qui veulent te payer un verre et te parler alors que tu es là pour les servir, les verres ! Si tu refuses ou que tu ne veux pas boire tu es une rabat-joie » explique Manon, barmaid depuis 4 ans. Pour Joe, sobre depuis six mois “ça a été un vrai combat, chaque soir était une mise à l’épreuve. Ca a finalement renforcé ma volonté, mais vraiment c’est hard”. Ed reconnaît de son côté que quand il picole et qu’il se drogue un peu il est plus sympa avec les gens, “et j’aime l’image qu’ils me renvoient, d’un mec cool et drôle, mais c’est pas vraiment moi, c’est moi défoncé”.

Par le patron:

Tous ceux que nous avons rencontré on déjà eu l’expérience d’un boss qui les poussait à boire des coups avec les clients : « Certains patrons veulent carrément que tu prennes un verre avec les clients juste pour les faire consommer, on est à la limite de la prostitution » pour Martin, 8 ans dans le milieu, restauration et bar confondus. Sophie raconte « j’ai bossé dans des boîtes de nuits qui nous faisaient picoler pour que l’on soit plus “fun” derrière le bar. » Ed assure de son côté avoir souvent vu les patrons acheter la coke pour toute l’équipe “il laissait sa carte d’identité dans la réserve pour qu’ils puissent se faire des lignes”.
En tant que manager, il reconnaît inciter lui-même ses barmen en leur expliquant dès leur premier jour qu’ils ont droit à tel ou tel type d’alcool gratuitement et en illimité, “de la même manière que moi, quand je suis arrivé, à qui on a expliqué que pour travailler ici il fallait participer à la fête. On m’a dit “on préfère que ça dérape de temps en temps que d’avoir un manager trop sérieux qui va nous poser problème en terme de responsabilité etc.”.

La santé

“Pour le moment mon foie tient mais la coke m’a détruit l’odorat, j’ai quasiment plus de goût”

Les résultats sur la santé sont bien sûr désastreux, mais la visite médicale (en principe obligatoire) n’est pas une évidence “si on y va pas notre patron prend une prune de 25 euros donc tout le monde s’en fout” explique Joe. Martin, lui, ne sait plus vraiment comment se sortir de son addiction grandissante à la coke : “ça impliquerait un changement de vie total puisque ma consommation est liée à mon boulot, que j’aime, et aux gens que j’y fréquente et qui sont devenus mes amis”. Et ce n’est pas le patron qui s’occupera de votre cas puisque l’alcoolisme comme les drogues sont tolérés, en gros tant que le boss ne voit pas, ça n’existe pas, il sait mais ça reste un secret de polichinelle et ça arrange tout le monde.
Comme pour d’autres milieux, la libération de la parole, un accompagnement et une prise en charge sérieuse par le bais de la loi, notamment au niveau médical et du traitement de l’addiction, apparaissent comme autant de leviers de changements dans une industrie aux tabous bien huilés.

A la fin de mon entretien avec Ed, il rejoint ses collègues derrière le bar, se sert une pinte et annonce “alors, on fait quoi ce soir, la totale ? Allez, la totale, c’est parti”.

Agathe est sur Instagram @ag_rou