Interview fleuve avec Tawsen, le nouveau prince belge du raï
Musique - 26.11.2019
Né en Italie, dans une famille marocaine qui déménage pour Bruxelles dès son adolescence, Tawsen a une histoire aussi riche que sa musique. Pop, raï et rap s’entremêlent dans son deuxième EP El Mawja, via des déclarations et non-dits amoureux dont lui seul à le secret.
Lous & The Yakuza, Yseult, Roméo Elvis, Hamza, Jean Jass, Angèle… la nouvelle école belge n’en fait qu’à sa tête et n’est pas prête de s’arrêter. Nouvelle tête : Tawsen, 22 ans. Epaulé par la manageuse de Damso, vous pouvez être sur qu’il va faire parler de lui prochainement. Etudiant en communication et pub, chanteur et hyperactif, le garçon a la tête sur les épaules, mais n’en reste pas moins très bavard… Et ça tombe bien puisque nous l’avons rencontré à l’occasion de la sortie de son deuxième EP El Mawja (chez Neuve) et de son concert le 28 janvier à la Boule Noire.
Quels souvenirs gardes-tu de tes premières années en Italie ?
Tawsen : Je suis né et j’ai grandi dans un village de 100 habitants, dans le Nord de l’Italie, en Lombardie pas très loin de Milan. On était 5 familles d’étrangers qui habitaient dans une sorte de HLM. On a déménagé quand j’avais 11 ans et demi, avec mes parents et mes deux petites soeurs.
Quand j’étais petit j’ai toujours voulu attirer l’attention. Je ne participais pas aux anniversaire, ni aux goûters même si toute ma classe y allait donc dès que je pouvais, je faisais des conneries pour me faire remarquer. Je lisais aussi pas mal de BDs comme je sortais pas des masses et qu’il n’y avait rien à faire dans mon village.
Pourquoi vous avez quitté l’Italie avec ta famille ?
On est une famille très religieuse et l’Italie, c’est un pays très catholique. Pour pratiquer en tant que musulman, c’était très difficile. Il y a eu une vague de départs entre 2008 et 2010 : ça correspondait à l’année où le Front National italien a gagné les élections régionales. A ce moment, même les garages qui nous servaient de lieu de culte, ont fermé. Et puis la crise nous a touché de plein fouet aussi, il n’y avait plus de travail. Et ça s’est joué entre Paris et Bruxelles. Et on a choisi de rejoindre des amis à mon père.
Comment se passe ton arrivée en Belgique ?
On est arrivé dans le quartier d’Anderlecht où il y a vraiment beaucoup d’immigrés arabes. Et là je suis passé du statut de seul étranger de la classe à devoir plutôt compter les têtes belges. Et je parlais pas un mot de wallon ni de néerlandais. Heureusement dans ce quartier, quand tu sors chercher du pain, le boulanger il te parle en arabe aussi, donc tu te sens moins seul tout d’un coup, ça a été rassurant.
Tu es un bosseur ?
Oui j’étais un bosseur à l’école, et t’es obligé surtout si tu as des lacunes. Après deux ans, les gens ne me croyaient pas quand je disais que j’étais italien. (…) Aujourd’hui, je bosse tout le temps chez moi. J’écris tous les jours. Et si je vais en studio, c’est pas pour improviser. Je vise le milieu.
Pour apprendre le français (enfin le wallon), tu vas zoner… à la bibliothèque ?
Dans mon nouveau quartier, il y avait la bibliothèque tout près. Ça m’a carrément aidé. Les trois premières années en Belgique, j’avais pas la confiance de la langue, ni personnelle pour parler, on se moquait beaucoup de moi. J’étais dans mon coin, j’avais pas la tchatche.
Et pourquoi donc cette obsession pour Harry Potter ?
Ça devait me rassurer et ça m’a permis d’apprendre la langue aussi. Mais si j’ai choisi Harry Potter, c’est d’abord parce que je voulais prendre le plus gros livre et pas une petite BD devant les autres. Puis il y a eu Hunger Games, mon truc c’était vraiment les gros bouquins fantasy. Mon père parfois me gueulait dessus, car je me cachais dans les toilettes pour lire ça encore et encore : “mais t’en a pas marre de lire Harry Potter, sors maintenant ! ” (rires).
Ça t’a évité de “mal tourner” tu penses ?
C’était pas une échappatoire que j’ai choisie mais quand tu viens d’arriver dans un nouveau pays, tu es déboussolé et tu as tendance à suivre les gens. Le quartier était un peu chaud à ce moment là. Et mon père nous a bien fait comprendre qu’on avait pas changé de vie et déménagé pour faire des conneries. Un jour, il m’a collé deux tartes et il m’a dit : ”n’essaye même pas de déconner!”
Ton titre Dolce Vita il a d’ailleurs plutôt un goût amer et de ghetto ?
C’est une personnification de la belle vie cette chanson. On rêve tous de ça. Je chante : “Nos rêves s’effritent”, c’était aussi un jeu de mot avec le shit (rires). C’est ma vie d’aujourd’hui encore, j’habite toujours dans mon quartier. Sortir du ghetto c’est une thématique qui revient souvent. Ma réalité c’est que ma belle vie, je suis encore en train de courir derrière.
Tes premiers émois musicaux arrivent quand ?
Vers mes 15 ans. On s’envoyait de la musique par téléphone et sur internet je cherchais les top albums. Je téléchargeais les 5 premiers du Billboards US : pop, country, rap, je connaissais rien. Je me souviens que j’écoutais vraiment de tout : Kelly Clarkson, une chanteuse country, Linkin Park, Bon Jovi, Katy Perry, Black Eyed Peas, et après il y a eu Sexion D’Assaut, et j’ai commencé à faire du tri un peu.
La musique c’est une affaire de famille ?
Dans ma famille, on était ni musicien, ni mélomane. Ce qui se rapprochait le plus de la musique et ce qu’on écoutait à la maison : c’était des nasheeds, des comptines plus ou moins religieuses.
J’écoutais donc en cachette par peur que mes parents me fassent des reproches… de passer de l’apprentissage de l’arabe et le Coran, aux bouquins fantasy et puis à la musique pop. Je redoutais un peu leur réaction sur mon choix de carrière. Mais je me faisais surtout des idées. Aujourd’hui ils ont accepté mon choix, après je ne dirais pas qu’ils sont fiers…
Et comment ça se passe quand tu rentres à la maison après un Zénith (ndlr : Tawsen a joué en première partie de Disiz) ?
Mon père me demande : “alors y’a une vidéo de ton concert ?” Je lui montre un pogo avec 4000 personnes, il dit : “bon ok”. Et après je vais vider les poubelles (rires). Ca t’aide à garder les pieds sur terre ! J’habite encore chez eux, je participe, je fais les courses…
Comment t’es retrouvé sur scène au final ?
Ado, je chantonnais dans ma chambre et dans la classe, vraiment tout le temps et plein de trucs, par exemple : Adèle… comme je maitrise bien mes aigus (rires).
Un jour des gars de l’école m’ont proposé de les suivre dans une Maison de Jeunes, une sorte de studio un peu pourri. Et c’est parti de là. On a essayé de faire des morceaux ensemble, du rap, puis enregistré en studio avec nos économies. Eux ont arrêté au moment de l’université. Et moi j’ai persévéré avec Goldo, mon producteur depuis le début.
Tu nous racontes ta rencontre déterminante avec la manageuse de Damso, Anissa Jalab ?
On venait de sortir deux clips : Aucun remord (je peux rien en faire aujourd’hui car j’ai pas les droits), et Rester (EP Al Warda) avec Goldo. Je m’étais fait un peu remarquer en studio et puis les vidéos ont bien tourné, j’ai été contacté par des radios, ça s’est accéléré. On m’a invité à jouer dans un café : mon premier concert ! Et il y a eu une personne qui l’a filmé en facebook live. C’est grâce à ça qu’Anissa m’a remarqué. Et on s’est rencontré.
T’y connaissais quoi à l’époque à l’industrie musicale ?
C’est Anissa qui m’a bien expliqué comment ça marchait.. Et précisé qu’il ne fallait pas se précipiter à signer un contrat d’édition ou autre, qu’il fallait se vendre correctement et créer un bel objet pour ça. Quand tu as une personne comme Anissa Jalab en face de toi, tu es rassuré. Et elle est devenue la productrice de mes deux EPs.
Tu viens de sortir El Mawja, quelques mois seulement après Al Warda. Comment tu le vois ce deuxième EP?
Je le vois comme un grand-frère. A la sortie du premier, j’en avais déjà marre. C’était des vieux morceaux, que je trainais depuis longtemps. Celui-là, il a été produit beaucoup plus efficacement.
Le premier on l’a fait en un an, et le deuxième en 25 jours : écrit, enregistré et produit avec notamment les prods de Goldo, Glodi West et Wassil. Je me rappelle je suis rentré du Maroc où je passais voir la famille, le 28 juillet j’ai commencé à m’y mettre, et le 26 août je l’ai envoyé et livré !
Il y a vraiment zéro égo trip dans tes chansons… c’est assez peu commun dans le rap francophone finalement.
J’arrive pas à mentir dans mes textes. J’aimerais bien faire un son yo yo yo, mais j’y arrive pas.
L’amour c’est ton thème de prédilection, voir le seul abordé dans tes deux premiers EPs n’est-ce pas ?
On me dit que j’écris des chansons d’amour, mais absolument pas ! Ce sont des chansons de contradiction, de tristesse, de ruptures et de non-dits : c’est ce que j’écris de mieux. Des aventures dont j’ai pu fantasmer la suite.
Les gens ne me croient pas quand je confie cela, mais je n’ai jamais été en couple (rires) comme je le chante dans Pas Pour moi (EP Al Warda) : “depuis petit je suis solo tu sais”.
Et ça reste sincère pour autant ?
La sincérité c’est autre chose. C’est toujours mes histoires. Le fait d’assumer c’est d’ailleurs un vrai problème dans le rap français. Aux US quand tu écoutes, ils n’ont pas honte de dire certaines choses sensibles ! Et il y a eu ce débat justement quand Damso est arrivé. Notamment à propos de la chanson où il parle d’une nana qui s’est suicidée (ndlr Amnésie) ou encore Julien (ndlr sur la pédophilie). Ça a ouvert le débat. En Belgique, on n’a pas honte de dire certaines choses.
Tu voudrais te confier plus dans tes chansons à l’avenir ?
Je pense que sur mon premier album, après cette trilogie d’EPs, on peut l’annoncer maintenant, je serai plus ouvert, et j’ai déjà noté des idées sur des sujets que j’ai envie d’aborder, plus personnels. Mais honnêtement je ne suis pas assez confiant pour le faire dès maintenant.
En concert : le mardi 28 janvier à la Boule Noire (Paris)
En écoute : ses deux premiers EPs El Mawja et Al Warda en version digitale sur toutes les plateformes en ligne.
Abigaïl Aïnouz