Niki Demiller L’homme qui ne voulait pas mourir en costard
Musique - 27.10.2021
Compositeur, interprète, pianiste, arrangeur et podcasteur, l’ex-bébé rockeur des Brats revient sur la scène française avec un projet des plus intéressants, qui, par bien des aspects, illustre le monde moderne et en défend surtout une autre vision. Fruit de cinq années de travail, l’album : Autopsie de l’homme qui voulait vivre sa vie, est sorti au printemps 2021 et retrace les dix années passées par Niki Demiller dans le monde de l’entreprise. Du RER aux tours de la Défense, des call centers aux hôtels Campanile piteux, de la fausse ambition au burn-out et de la séduction cheap au dégoût de soi-même, l’album est un grand panorama, nous dirions presque une tragi-comédie musicale pop-rock de l’uberisation et du mode de vie des cadres qui s’ancre dans le cynisme autant que dans la poésie.
Une odyssée contemporaine pour un retour à une Ithaque musicale
« Dans le métro je croise un cadre on dirait un miroir
Cette ville me renvoie à des horizons blafards
Non cette année c’est sûr je ne veux rien projeter
Voir et laisser venir, surtout me concentrer »
in Septembre à nouveau
Le terme d’Odyssée s’entend dans la mesure où Niki Demiller a traversé comme Ulysse une décennie dans les méandres non pas de la Méditerranée mais dans le vaste océan du monde du travail : « C’est vraiment une expérience personnelle, un témoignage de dix années en entreprise entre 2007 et 2017. » Cela s’entend dans la série de podcasts produite par Radio Vostok et qui a pour titre « Itinéraire d’un homme qui voulait vivre sa vie », titre qui valorise l’idée du voyage, du transport et des trajectoires de vie parfois remplies de désillusions et de pièges. Mais alors qui sont ces nouveaux Charybde et Scylla et surtout vers quel horizon de paix compte-t-il revenir, quelle Ithaque veut-il retrouver ? A cela, l’album y répond, une fois les aventures passées et les monstres du l’ultralibéralisme vaincus (ou tout du moins observés). Ce que l’artiste retrouve c’est d’abord une paix intérieure, une compréhension de soi mais surtout c’est l’art et la musique qu’il avait abandonnés durant tout ce chemin : « Quand j’ai commencé à écrire, le terme d’autopsie me semblait juste car arrivé à la trentaine, il fallait que je fasse le point, que je parle des erreurs de parcours et de la manière dont il faut aller au bout de ses erreurs pour mieux se reconstruire. »
C’est ainsi que sont mis en écho dans le podcast deux itinéraires : le premier un peu douloureux mais fort enrichissant dans la musique durant sa prime jeunesse et le second qui évoque sa vingtaine passée dans une boîte de base de données : « J’ai commencé la musique très très jeune, j’avais un groupe qui s’appelait les Brats, je faisais partie du mouvement des Baby Rockeurs, on a fait beaucoup de concerts jusqu’à nos dix-huit ans, on a fait la première partie des Stooges ou celle d’Iggy Pop au Zénith de Paris, je suis rentré tôt dans le show-biz et ça m’avait pas mal empêché de faire des études donc en 2007 je suis rentré dans la première boîte qui venait, une boîte de base de données. » Cette double narration permet d’appréhender la complexité du cheminement de l’artiste qui revient en 2021 avec cet album et s’entend comme la genèse autobiographique et cathartique de ce nouveau projet : « Les deux histoires fonctionnent assez bien, ça m’a permis de boucler la boucle avec l’histoire des baby rockeurs et de faire la paix avec une période qui m’a plutôt fait souffrir et qui m’a éloigné de la musique pendant dix ans. »
Le narratif, le cynisme et l’humour au service de la critique
« Oui je sais nous sommes écoutés
Le service clientèle doit bien assurer
Non madame je ne sais rien du désert
Il n’y a pas d’oasis au pays du tertiaire
Non madame le soleil ne brille pas dans la plaine
En zone périurbaine »
in Call Center
Le projet s’appréhende comme une narration, avec des personnages, des décors et des aventures, il s’agit donc bien d’un projet romanesque et narratif :« C’est en côtoyant des auteurs de scripts et des artistes qui défendent des valeurs et qui ont une vision sur la société que j’ai plongé dans ce monde des auteurs, et j’ai voulu écrire aussi. Le confinement aidant, j’ai commencé les podcasts et ça a été assez direct car les souvenirs de ces dix années dans le tertiaire étaient puissants. Je ne suis parti que des souvenirs émotionnels, j’ai repris un peu tous les moments traumatisants. »
On a bien sûr le personnage principal qui parle à la première personne – lui-même – puis un personnage secondaire touchant : Martha la secrétaire de direction. On se retrouve souvent dans les RER, les Autolib’ du commercial errant sur les routes d’Île-de-France, les bureaux de la Défense, les chambres d’hôtels ou les call centers délocalisés à Tunis. Ce que l’on a surtout c’est un ton : l’ironie voire le cynisme agissant ici comme seul rempart à l’absurdité de ce monde post-moderne. En effet, pour décrire les absurdités, il faut en être un peu guéri, être un peu sorti de ces enfers afin d’y plaquer la seule chose qui permette de les décrire : l’humour. Ce projet n’en manque pas. « Au début il n’y avait pas d’humour, mon expérience c’est une tragédie ! C’est tragique de mettre à jour pendant cinq ans une base de données grâce à des gens qui me forment que j’appelle d’ailleurs les petites mères misères, ensuite arrive l’uberisation, donc je deviens commercial et là on m’envoie à Tunis former un call center pour virer mes collègues parisiennes qui m’avaient formé. En plus quand j’arrive à Tunis, j’arrive en plein Printemps arabe et plein de jeunes diplômés finissent par être obligés de bosser dans les call centers, et là je me suis dit qu’il y avait vraiment un truc dégueulasse, un truc qui va pas du tout ! Et en plus ma boîte a fini par faire faillite. Le constat est tragique. »
Placere et Docere (plaire et instruire), semble donc l’enjeu de cet album qui effectivement nous fait sourire ou grincer des dents tout en nous faisant réfléchir à la déshumanisation de ces tristes anti-héros du capitalisme : les cadres. La sociologie du travail n’a de cesse de pointer la violence que subissent ces cadres et tous les acteurs du tertiaire ô combien aptes à accepter leur servitude dans ce système de l’économie marchande. L’album de Niki Demiller passe par le vécu, le ressenti, le souvenir pour décrier ce système et il y arrive en restant léger et caustique : « J’aspire à divertir les gens qui ont ce quotidien, de la même façon que Michel Houellebecq me divertissait quand j’étais dans mes chambres d’hôtels et que j’étais déprimé, je lisais Extension du domaine de la lutte, et mon rire était vraiment libérateur, c’était un rire qui me sauvait. Aujourd’hui quand un père me dit qu’il offre mon vinyle pour son fils cadre à la Défense, ça me fait vraiment plaisir. »
Une des illustrations les plus marquantes de ce quotidien est l’abrutissement, la répétition des mêmes gestes, la rengaine qui rend fou, qui aliène et asservit. La mise en scène théâtralisé de son concert au Point Éphémère en septembre 2021 illustrait bien cet éternel recommencement en introduisant chaque son par l’horaire d’un réveil ou le départ RER : « L’heure en début de journée c’est assez marquant, quand tu es pris dans ce genre de carrière, tu as l’impression de recommencer toujours la même journée et en fait j’ai voulu mettre en avant que dans ce genre de métier, tu es tellement concentré à accomplir ta tâche que tu penses à rien d’autre, t’es vite abruti, c’est crevant, tu es en représentation tout le temps. Je mets en scène ce personnage qui est toujours on/off finalement. »
Dans ce même concert le public semblait faire corps avec les problématiques évoquées au point que sur le son Hyper bipolaire Burn-Out (en duo avec Didier Wampas sur l’album) le pogo résonnait au son du refrain « burn-out », le public semblant s’exorciser lui-même de la violence décrite ou vécue. Catharsis ultime : la musique de Niki Demiller comme thérapie collective finalement !
Pour une poétique du monde du travail
« Enfermé dans ces quatre murs
je n’ai que pour seule ouverture
les amours consommation,
les escort girls de la région,
le produit intérieur brut
la solitude en uppercut. »
In Tertiaire Blues
Cynisme au service de la critique et ancrage autobiographique au service de la narration, certes, mais ce qui fait que ce projet se retient et émeut c’est la capacité à y injecter de la poésie. Évidemment la musicalité, le choix des mélodies haletantes ou lancinantes et la qualité des arrangements participent à cette poétisation, mais il n’en demeure pas moins que Niki Demiller a réussi à créer du beau, du lumineux voire de l’espoir. « Le but c’était de faire de la poésie avec ça. C’est un univers qui est dénué de poésie, fallait prendre le contre-pied total. »
Bien avant lui, Victor Hugo, Louis Aragon, Jacques Prévert et bien d’autres avaient, dans leurs poèmes, évoqué les conditions de travail difficiles des enfants dans les mines ou des ouvriers en usine au XIXe et XXe siècle.
« L’effort humain n’a pas de savoir-vivre
et comme un grand écureuil ivre
sans arrêt il tourne en rond
dans un univers hostile
poussiéreux et bas de plafond
et il forge sans cesse la chaîne
la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne»
Jacques Prévert, L’effort Humain
Plus récemment, en 2019, le très beau recueil de poésie de Joseph Ponthus A la ligne, feuillets d’usine, avait perpétué cette tradition :
« Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste
tenace comme une arête dans la gorge
Non le glauque de l’usine
Mais sa paradoxale beauté. » Joseph Ponthus, A la ligne
Il en va de même avec Niki Demiller en 2021 qui fait jaillir derrière les guitares, la batterie et les claviers, des sensations purement poétiques et littéraires, le tout lui aussi au service d’une critique éclairée du néo-libéralisme et du danger qu’il représente tant économiquement qu’humainement. Reste à ce que le plus grand nombre entende puis comprenne !
Découvrez son album ici
Marie-Gaëtane Anton
en remerciant Niki Demiller pour sa précieuse collaboration