Désenchantement, compétition et diktats : rencontre avec la jeunesse coréenne
- 18.8.2020
8 jeunes sud-coréens passent devant l’objectif du photographe Dorian Prost et se livrent sur le rapport qu’ils entretiennent avec leur société très réglementée. Des témoignages touchants et engagés d’une jeunesse qui étouffe.
Le photographe Dorian Prost est un habitué des portraits. Après quelques voyages en Asie du Sud et de l’Est (Indonésie, Japon, Thaïlande, Birmanie…), l’artiste parisien a posé l’appareil en Corée du Sud. L’occasion de porter les récits d’une jeunesse qui semble décidée à changer les choses. Le modèle du pays est tourné vers la compétition, le respect des aînés et une forte pression des pairs. Féminisme, inégalités sociales et injonctions diverses sont les impensés de la culture sud-coréenne dont la nouvelle génération se montre très critique. Pour General Pop, Dorian Prost raconte…
“Nous vivons dans la peur constante de décevoir, de ne pas être à la hauteur. ” Youngjin
À 28 ans, c’est la première fois que Youngji parle à un étranger. Malgré une très bonne maîtrise de l’anglais – appris en cours – ce jeune ingénieur ne s’en est jamais servi. Il n’ose pas. Cette timidité maladive et le manque de confiance en soi sont propres à de nombreux jeunes coréens, comme me le précise Youngi :
“Nous vivons dans une constante peur de briser les règles, de décevoir et de ne pas être à la hauteur des attentes de la société. Notre éducation est issue et profondément marquée par le confucianisme qui se base sur le respect des anciens, le travail, l’obéissance et la priorité du groupe sur l’individu.”
En Corée du Sud, le fossé générationnel est réel : “Les jeunes ont beaucoup de mal à s’entendre avec les personnes âgées.” Il n’est pas rare de croiser des jeunes coréens qui n’ont jamais eu de contact avec le monde extérieur, sauf via les écrans omniprésents dans la ville. Même si la culture américaine est de plus en plus présente, Youngji fait partie de cette jeunesse qui a suivi les règles imposées et dit parfois se sentir comme un étranger dans son propre corps :
“Je me sens en permanence jugé par les autres autour de moi. J’ai suivi les règles dictées par mes parents sans trop me poser de questions et maintenant que j’ai un bon travail, je ne sais pas si c’est vraiment ce que je voulais…”
Youngji reconnaît que ce système coréen creuse ainsi les inégalités entre riches et pauvres :
“Le système était censé être basé sur l’effort mais il favorise les riches. Si tu as les moyens, tu peux payer toutes les écoles privées que tu veux pour réussir. Je crois que les gens commencent à se rendre compte des limites du système.”
Et pour affronter tout ce stress, la culture de l’alcool est très présente, notamment à Séoul. La Corée est d’ailleurs l’un des premiers consommateurs d’alcool au monde, devant la Russie :
“D’une certaine façon, nous transposons notre stress dans l’alcool. Nous en avons besoin pour nos relations sociales et il s’est même immiscé dans le milieu du travail où boire avec ses patrons après une journée de travail est presque devenu une obligation. Une pression sociale supplémentaire.”
“Le féminisme est un tabou en Corée.” Yeju
Yeju a 23 ans. Etudiante en langue française, elle est une féministe convaincue dans un pays qui semble peu enclin à partager ses valeurs.“En Corée du Sud, quand tu es une femme, tu ne peux pas faire ce que tu veux. Si tu veux décrocher un bon travail en entreprise, tu dois être belle et bien maquillée. Parfois, on te demande même tes examens de santé et tes mensurations lors des entretiens d’embauche” m’explique Yeju révoltée. Les jeunes sont constamment soumis aux pressions et aux injonctions de la société coréenne.
“Au lycée, je ne sortais pas sans maquillage, ça me paraissait impensable. J’ai pensé plusieurs fois à faire de la chirurgie, je me sentais obligée et je croyais en avoir envie. Mais je sens libérée maintenant, depuis 6 mois, je ne mets plus de maquillage et je ne toucherai jamais à mon visage. Je me sens jugée et regardée lorsque je suis dans la rue, mais cela m’est égal. Même ma mère me disait de me maquiller.”
L’apparence physique revêt une telle importante que cela en devient obsédant. En Corée, 60% des femmes de moins de 35 ans ont effectué un acte de chirurgie et le pays est le plus gros consommateur de produits cosmétiques au monde. La mobilisation de Yeju a commencé en 2016 à la suite d’un féminicide dans le métro du quartier chic de Gangam.
“J’ai compris que quelque chose devait changer dans notre pays.”
La jeune femme brandit fièrement sa coque de portable sur laquelle est écrit le hashtag #girlcandoanything. Son-Na Eun, star de la K-pop coréenne s’était attiré les foudres des hommes et de la société après avoir posté une photo d’elle arborant ce slogan sur Instagram. “J’ai immédiatement commandé cette coque” se souvient Yeju. Elle aimerait la mettre en profil Kakao Talk – équivalent de Whatsapp en Corée – mais redoute encore les critiques.
Comme nous le raconte Yeju, le féminisme est un tabou en Corée. Irene, chanteuse du groupe Red Velvet, a mentionné un livre féministe dans une déclaration publique et les réactions ont été très violentes envers elle. Pour Yeju, tout est une question de temps :
“Je veux rester dans mon pays, vivre ici en tant que femme, rester solidaire pour faire évoluer les mentalités et avoir une meilleure condition pour les femmes en Corée. Je veux rester pour changer les choses. Mais depuis le mouvement #metoo, les choses bougent… doucement.”
“J’essaie de créer du lien entre les gens dans une société qui en manque cruellement.” Yun Seung
Yun est musicienne autodidacte et se produit avec son mari et son groupe dans les rues de Hongdae, quartier branché de la scène artistique de la capitale. A travers sa musique, loin des clichés de la K-Pop, elle prône un mode de vie différent de celui de la plupart des coréens :
“Nous ne sommes pas aisés mais nous vivons de peu. La société actuelle est portée sur l’apparence et la surconsommation, et ne vise plus l’essentiel. Je joue de la musique dans la rue et les boutiques autour de moi changent, disparaissent, réapparaissent à une vitesse folle. On en arrive à se demander quelles sont nos racines réelles.”
Yun veut communiquer et rapprocher les coréens entre eux : “A ma façon, j’essaie de créer du lien entre les gens dans une société qui en manque cruellement. Les Coréens sont devenus de plus en plus solitaire”. La société coréenne pousse à la réalisation de l’individu par la réussite scolaire et professionnelle. La compétition induit une solitude et un repli sur soi presque inévitable.
“Ma musique est simple, le rythme est facile, tout le monde peut y participer. J’aide les gens à s’exprimer.”
Par ses mélodies, Yun invite ses concitoyens à se réapproprier leur corps et leur mode de vie, hors du tumulte coréen contemporain.
“La mode est le miroir de la société coréenne.” Jang
Rencontré lors d’une des nombreuses soirées qui électrisent chaque week-end la tentaculaire ville de Séoul, Jang 30 ans, est styliste :
“Ce qui m’a attiré dans la mode, c’est le pouvoir de transformation du vêtement. En un instant, tu peux devenir qui tu veux. En Corée, la puissance de l’apparence est sans égal. C’est merveilleux et même temps terrifiant.”
Le Séoulite collabore principalement avec des acteurs, des stars de K-pop et des magazines de mode, mais aimerait à terme travailler pour des anonymes : “aider les gens à trouver le style qui correspond à leur personnalité et non pas copier”. Dans la société coréenne du paraître, la mode est une industrie incontournable.
“Je crois que la mode est le miroir de la société coréenne : du côté professionnel, les conditions de travail sont extrêmement difficiles et précaires et du côté personnel, il reflète une société de l’excès, de la compétition permanente et de l’apparence.”
Constamment mis en compétition et soumis aux pressions et injonctions de la société, les Coréens ont fini par s’uniformiser et adopter des tenues dénuées de toute originalités. Jang nous explique :
“La société coréenne crée des êtres perpétuellement stressés, vivant à travers le regard des autres. Cette quasi mise en scène vestimentaire traduit une quête de perfection indissociable de la transformation des corps, la cosmétique et la chirurgie outrancière”
Comble de l’élégance, il n’est pas rare de croiser dans les rues de Séoul des couples vêtus de façon identique, comme pour signaler l’épanouissement de leur vie sentimentale. Alors qu’il ne traduit finalement qu’une nouvelle logique de quête de performance. Le regard de Jang sur la mode, lui, a changé au fil du temps :
“Le vêtement doit exprimer la personnalité de celui qui les porte. Et non l’inverse. La mode coréenne sert à cacher les gens, à couvrir leur personnalité. D’une certaine manière, la mode reflète le grand paradoxe de la Corée : être le meilleur et réussir à se distinguer, mais en restant dans l’unique et seul norme que propose le système”.
“Je veux montrer que c’est désormais à soi-même de dicter ses propres règles” Tiger Disco
Gérant d’un café la journée, Tiger Disco troque sa casquette de restaurateur pour son costume de dj le soir afin de se produire sur les scènes branchées de Hongdae, à Séoul. Influencé par la musique funk des années 1970, il s’est lancé en tant que DJ par un heureux hasard.
“Pendant mon service militaire, on regardait l’émission Pimp My ride. Un jour, ils ont changé l’intérieur d’une voiture en platine de mixage. J’ai acheté la même chose juste après mon service et j’ai commencé à essayer dans ma chambre.”
Tiger disco s’inspire des artistes coréens des années 1970 pour promouvoir une vision plus libre dans une société qu’il considère comme étouffée par des règles dictées par les plus âgés : “Je suis admiratif des musiciens coréens de ces années. Malgré le contrôle de la culture par le président Park à l’époque, les artistes ont su faire preuve d’une grande créativité.”
Il s’est créé un personnage et un univers qui cherche à questionner et bousculer la norme. Le déclic ? Un voyage.
“Je suis allé au Nigéria avec mon travail pour promouvoir la cuisine coréenne. J’ai été choqué car tous les Nigériens souriaient en permanence. Cela différait tellement de ce que je voyais en Corée, où tout le monde avait l’air déprimé dans la rue. Lors de mes balades dans la ville, j’ai découvert les vinyles de Fela Kuti et Nana Love. Ce choc des cultures a été révélateur pour moi.”
Au nom du miracle coréen, le durcissement des règles est considéré comme la clef du développement du pays. Cependant la nouvelle génération n’a pas vécu la même chose que leurs parents et supporte de moins en moins ces contraintes. Plein d’optimisme, Tiger Disco nous raconte l’effet positif qu’il sent procurer aux gens, et son envie de donner aux jeunes l’envie de trouver leurs propres voix :
“La société me juge pour mes choix – à la fois d’être mon propre patron et de vivre de ma passion – surtout les personnes âgées. Avec la musique, je veux montrer que c’est désormais à soi-même de dicter ses propres règles. Je pense que notre génération peut changer les choses. Le système limite les gens et nous avons commencé un mouvement de prise de conscience pour reconquérir notre liberté »
“Si tu veux survivre à Séoul, il faut être un robot” Dongkuy
Formé dans les plus grandes universités coréenne (Yonsei) et anglaise (Cambridge), Dongkuy travaille en finance et incarne le pur produit de la réussite coréenne. Basée sur le travail acharné, une compétition extrême et le dépassement de soi, celle-ci pousse les jeunes coréens à cumuler lycée, cours du soir, travaux et académies privés (les hagwons). “Si tu veux survivre à Séoul, il faut être un robot.” martèle le jeune homme de 22 ans.
Avec des journées qui commencent à six heures et peuvent se terminer jusqu’à une heure du matin, ce rythme effréné est le quotidien de la grande majorité des étudiants coréens afin d’exceller au sunseung, l’examen d’entrée à l’université. Conscient des limites du système, Dongkuy défend malgré tout son efficacité :
“Toute la scolarité des Coréens se fait dans un univers hyper concurrentiel, mais si tu travailles tu réussis. C’est grâce à ce système que la Corée est devenue un pays puissant et important. La souffrance est nécessaire pour réussir, le bonheur n’existe que si le malheur existe, tu ne peux pas vivre dans un état de bonheur permanent.”
Pour Dongkuy, cette vision de la société tend progressivement à évoluer même si la Corée n’est pas prête à un renversement brutal des valeurs sur lesquelles elle s’est construite après la guerre : “La révolution personnelle ne permet pas la révolution sociétale” affirme-t-il. Reste que cette obsession de l’excellence académique a créé l’un des taux de suicide le plus élevé au monde et est la première cause de mortalité chez les jeunes Coréens.
“Nous sommes la première génération qui accepte de voir la différence et l’individualité de chaque individu” Jemma et Sue
Elevées dans des familles coréennes traditionnelles, Jemma et Sue ont néanmoins été poussées à s’ouvrir au monde extérieur. “Voyager m’a permis de me rendre compte que je ne suis pas d’accord avec le modèle coréen et la manière de penser qui prône une seule façon d’exister, une seule manière de vivre et d’être heureux” m’explique Jemma. Les Coréens ont été éduqués à se consacrer à la grandeur de leur nation et à travailler dans son intérêt.
“La Corée, c’est l’union, une est indivisible. Mais cette conception est la source de beaucoup de pressions. Les tensions la Corée du Nord et guerre du Japon ont consolidé l’idée que la Corée doit être un pays uni et sûr. C’est pourquoi beaucoup de gens, principalement des générations passées, n’aiment pas les idées progressistes.”
Cependant, la jeunesse coréenne n’a pas connu les difficultés de ses aînés et ne veut plus vivre selon des normes considérées comme oppressives et cruelles. Sue et Jemma font partie de cette nouvelle génération de Coréens et Coréennes qui voit dans le changement une opportunité pour le pays et les jeunes :
“En Corée, nous pensons être la norme mais nous vivons dans une bulle qui ne demande qu’à éclater. La manière la plus juste de définir la jeunesse coréenne, c’est le changement. Il y a un rejet croissant du système dans lequel nous avons grandi et qui a été source de mal-être chez les jeunes.”
Et pour Sue et Jemma, il est clair que la compétition est telle que les jeunes Coréens ne prennent pas de temps pour eux, pour se connaître : “On ne nous apprend pas à cultiver notre intériorité, on ne nous apprend pas à être nous-même.” Ainsi, beaucoup sont encore bloqués dans ce paradoxe : entre acceptation et rejet des règles, “entre le Coréen qu’il faudrait être et celui qu’il voudrait devenir.”
Elles m’affirment que Séoul a énormément changé en cinq ans : “Les gens parlent ouvertement du mariage gay, il y a eu la première transpride en 2017, les tatouages – toujours interdit en Corée – sont de plus en plus visibles sur les corps dans la rue.” Pourtant, comme 9 Coréens sur 10, Jemma et Sue, ne souhaitent pas rester en Corée du Sud. “Même si je pense que la situation et en voie d’amélioration, j’aimerais partir” m’assure Jemma. “Les jeunes ont de plus en plus conscience des limites de notre société et veulent aller tenter leur chance ailleurs. Et ceux qui restent ne croient plus vraiment au modèle. L’envie de construire son avenir en Corée du Sud a disparu” ajoute Sue. Preuve de ce désenchantement, le pays affiche le taux de natalité le plus faible au monde (0,88)…
Dorian Prost.
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Mathis Grosos