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Sheldon : approcher l’âme du spectre

Sheldon, rappeur, compositeur et producteur de la 75e session a sorti le 5 novembre 2021 un précieux album dévoilant, à qui sait l’entendre, des facettes encore méconnues de lui. Élaborant un travail sur les textes et ayant laissé la composition à ses proches (Epektase et Vidji Stratega) cet effacement a semble-t-il permis à Sheldon de se concentrer sur son écriture et de donner l’espace nécessaire à sa propre parole. A travers un cheminement souvent autobiographique, l’album Spectre donne des pistes, entrouvre des univers, délivre des messages derrière des motifs, dresse les contours de la création et aborde des douleurs et des espoirs. Projet complet, varié, généreux tout en restant maîtrisé, Spectre fait partie de ces albums qui font date dans une carrière autant que dans l’histoire d’un genre : le rap.

L’appartenance au groupe pour cultiver sa différence

«Si j’avais pas d’attache, je partirais sans hésiter

mais j’suis incapable de faire quoi que ce soit sans les miens.»

in Feu Rouge

            Un projet comme Spectre remet à plat les bases de la carrière de Sheldon, or il est évident que l’ancrage au collectif en est un aspect majeur. Créer, naître, grandir au sein d’une meute identifiée (la 75e session) a permis à Sheldon depuis ses débuts de se donner un cadre dans lequel il a pu renforcer sa personnalité. « Une colocation d’artistes finalement c’est vivre dans un cocon dans lequel tu dois trouver une place et qui te donne énormément d’énergie et d’options. De toute façon, beaucoup de rappeurs au même endroit, en plus d’être stimulant, à un moment, c’est évident qu’il y a une recherche de ne pas ressembler à celui d’à côté. Je verrais toujours cette expérience comme une bénédiction parce que l’isolement aurait été beaucoup plus dur pour moi, j’ai eu cette chance d’être au cœur d’un vivier mais aussi une sorte d’écosystème d’amélioration de nos performances.»

« J’ai tout mon Dojo dans la valise

Tous mes frérots dans l’bus,

j’ai mis mon reflet dans c’truc

toute ma 75 dans la valise. »

in Valise

            De ce véritable foyer de création artistique, Sheldon ne cherche pas à s’émanciper mais tâche de rappeler que son identité est celle d’un membre à part entière. Voyant le loup comme l’animal totem de Sheldon, le lien à la meute semble évident : « On a eu des comportements de loups, de meute et dès qu’on se retrouve, on a ce comportement de clan, ce phénomène de groupe paraît hermétique de l’extérieur alors que nos valeurs sont celles de l’ouverture. »

L’évasion du territoire géographique et mental 

«Depuis petit, je veux m’en aller loin d’ici

J’disparais dans la fumée

ah moi,  j’suis plus efficace 

quand j’suis moins visible »

in Fumée

            De cette appartenance au groupe naît également une appartenance au territoire, généralement à la capitale et à l’urbanité. De cet attachement viscéral et poétique comme chez de nombreux poètes avant lui, se crée un réseau d’images ambivalentes où l’attraction et la répulsion vont de pair.

«Le territoire c’est là où tu as tes repères, là où tout est prévisible et confortable, là où tu n’es pas en zone d’insécurité sociale. Dans l’album je parle beaucoup de m’en aller et aussi justement du fait que j’en suis incapable. Cette dualité de vouloir partir loin alors que mon environnement c’est ici, l’endroit où je comprends le mieux le monde c’est ici, ça ne m’appartient pas mais je m’y sens bien. Je suis un ultra sédentaire qui cherche l’évasion.» A la manière de Baudelaire qui décriait autant qu’il adorait Paris, la quête d’un ailleurs rêvé où tout ne serait que « luxe, calme et volupté » ne se comprend qu’en tant qu’évasion spirituelle loin de la ville mais sans y renoncer pour autant. Comme tout un chacun, l’urbain Sheldon cherche une quiétude ailleurs tout en sachant que c’est au sein même de la ville que la beauté se niche, se cache et se découvre (aussi). 

« Je suis comme une fleur dans un sous-sol

comme le soleil dans la nuit noire

j’illumine comme un quasar. »

in Quasar

            Trouver belles les fleurs que l’on ne voit plus, ou qui se cachent dans la ville par exemple « C’est l’oxymore, dans son méga premier degré, une fleur je la trouverais toujours plus belle si elle sort d’une lézarde de ciment que dans un champ de tulipes en Hollande. Moi je  viens d’un endroit où tu dois aller dénicher les belles choses, pour trouver des belles choses tu dois te battre et surtout tu dois apprendre à les trouver belles. » De ce brillant apprentissage du beau au milieu du laid, apparaissent nombre de dichotomies propres à son écriture : la lune qui éclaire la nuit, la poésie dans la pénombre, le génie dans l’humilité, la vérité dans le doute, le calme dans le bruit, la finitude dans l’infini, le quasar dans l’univers. Le morceau Infini avec Zinée témoigne poétiquement de cette recherche permanente  d’opposition «Je ne veux pas que tu m’empoisonnes mais je veux que tu me brûles.» 

«Pour coucher mon cœur sur le papier

J’ai besoin d’un stylo et d’un thermomètre

Y a pas d’artifice, c’est un truc normal

Bref, un truc qui me ressemble.»

in Spectre

            Loin de ce territoire ambivalent, vers où et pour quoi partir ? Là-dessus, Sheldon lui-même apporte de nouveau les réponses. Si la destination reste fictive ou fantasmée, demeurent par contre le départ et la création d’un ailleurs non tangible, la découverte de nouveaux lieux qui se trouvent tout simplement en chacun de nous : « Partir loin, quitter l’endroit où tu es, ça peut être grâce à un livre, ou grâce aux étoiles. Avec le voyage de l’esprit et des réflexions, tu peux partir loin et rester sur ton canapé. L’évasion c’est quand tu sors de ta réalité, même quand le studio devient ta réalité quotidienne, le fait de faire un nouveau morceau, c’est une porte ouverte vers l’évasion. C’est pas le fait de rester au même endroit qui est important c’est ce qu’on y fait finalement. » Encore une fois, dur de ne pas saluer une forme de sage lucidité artistique. 

La quête de justesse

«J’ai rien à voir avec ces gosses de bourges

j’essaie de devenir un homme de goût.»

in Spectre

            L’autre quête accomplie par Sheldon autant que par son auditeur à travers ce projet c’est la recherche de ce qui sonne juste et de ce qui sonne beau : « devenir un homme de goût c’est surtout être un homme de mon goût, essayer d’être juste, de dire des trucs que je pense au moment où je les écris. » Cette sempiternelle recherche d’authenticité transcende chaque artiste certes, le tout est de savoir comment on y parvient. «J’ai d’abord appris à savoir faire des trucs : savoir jouer d’un instrument, mixer des morceaux, faire des prods, écrire des couplets, maîtriser la langue comme je voulais, et seulement une fois que je savais faire tout ça, soit je pouvais dormir là-dessus soit je cherchais le dépassement. Moi j’ai choisi la deuxième option, j’ai réfléchi à comment je pouvais faire pour transcender ces connaissances et ces compétences.» 

            A l’écoute de ce projet, on perçoit une volonté profonde de partager les sentiments de ce roi sans royaume avec plein d’héritiers, les expériences de ce gamin du vent, les visions du monde de cette étoile filante dans le paysage, le tout au service de la description de sa propre réalité comme il le dit dans Skyline «Je me sens différent de ce qui est différent (…) Je connais les effets de la douleur, je connais les effets de la douceur.» Là encore face à cette question de l’intégrité, Sheldon donne les réponses : « Quand je commence à me poser la question d’écrire un morceau, je me pose toujours la question de la justesse. J’échappe pas à la vanité des artistes, parce que j’en suis un et qu’il y a forcément un moment où si je me mets à écrire une chanson c’est que je suis persuadé au fond de moi d’avoir quelque chose à dire de plus important que le mec d’à côté.»

Se dévoiler dans l’effacement

«On est juste de passage

juste de la poussière

juste une histoire qu’on raconte

juste un grain d’sable dans l’univers

in Passage

            Comme nous l’avons déjà dit en ouverture, sur ce projet, Sheldon a donc choisi de se concentrer sur l’écriture, laissant à deux de ses proches (Epektase et Vidji Stratega) l’élaboration des compositions musicales. Ce pas de côté a eu pour but de recentrer le message entier de Sheldon sur son propre univers cette fois personnel et donc plus éloigné des précédents projets caractérisés par des ancrages plus métaphoriques, référencés ou narratifs (FPS, 2020, Lune Noire en 2019, RPG ou Bateau Bleu en 2018 avec Sanka) : « Dans Spectre, le seul morceau pour lequel j’ai fait la prod c’est A la mer, qui est une berceuse minimaliste, et pour le coup c’est le seul son pour lequel j’ai pas écrit les paroles (Damlif les a écrites). Mais même dans Mon amoureuse, certes, je me dévoile mais je laisse la place à tous ceux qui ressentent ce sentiment, au final, tout le monde peut s’identifier. » 

« Quand je repense à mes quatorze piges

je voyais pas plus loin que le bout de mon joint

heureusement qu’il y a eu des chanteurs, 

des peintres, des musiciens, des gens

 qui m’ont appris à réfléchir dans le bon sens. »

in Docu

            Sentiment amoureux, projection vers l’avenir, impact du départ des proches, vision éclairée des inégalités, désir d’ailleurs, approche critique des normes genrées, affirmation des amitiés, rapport aux parents, conscience de sa position d’artiste, discours sur la création artistique, humilité dans l’égo trip. Les sujets abordés dans Spectre sont vastes, profonds, sincères comme doivent l’être les paroles d’un artiste qui fait en quelque sorte le point et qui pose la focale introspective à un moment charnière de sa vie et de sa carrière : «J’arrive à un moment de ma vie où je perds mes premiers proches, ça y est j’y suis, je découvre un sentiment, donc si je parle de moi, je parle de ce qui m’arrive et de ce que je ressens. C’est aussi un pansement pour les gens qui ont connu la perte. Je suis au moment de ma vie où autour de moi, des gens partent et des gens naissent, l’immortalité de la jeunesse, ça part à un moment. Ce qui est toujours compliqué c’est de ne pas être impudique.»

La pleine conscience

« j’voudrais juste que ma fille ait les mêmes droits 

que mon fils et ses potes dans le bac à sable. (…)

L’ombre est portée sur les parois humides de la caverne »

in Caverne

            Avoir envie d’aborder des sujets de société sans passer pour un donneur de leçon est une problématique inhérente à tout artiste qui questionne une réalité, sans doute encore davantage pour des artistes qui appartiennent à un mouvement comme le rap qui a pour tradition une forme de conscientisation. Le risque est toujours bon à prendre surtout lorsqu’il s’agit de souhaiter les mêmes droits pour les hommes et les femmes ou de sortir des stéréotypes genrés « C’est compliqué d’avoir l’air d’être en train de dire la vérité, c’est pas ce que je veux faire, mais quand tu dis des trucs justes ça n’empêche pas qu’ils soient vrais. Le problème c’est que j’essaye de pas être un donneur de leçon alors que mon activité principale à de mettre le doigt sur des vérités. Par exemple, j’ai pas envie d’être un garçon, si être un garçon ce n’est que la virilité mais j’ai pas envie de m’empêcher d’être un garçon. J’ai juste pas forcément envie d’être le même garçon que tout le monde.»  Autant de sagesse permet de justifier que le dernier son s’intitule Caverne, réelle interprétation et réécriture du mythe de Platon appelant chaque individu à essayer de sortir de son ignorance. De tout temps, demeurent des êtres privés de liberté car ils sont enfermés dans leur caverne et n’ont de la réalité que la représentation projetée par les ombres sur la paroi. La condition de l’ignorant est donc celle de l’homme confortablement installé dans sa fausse connaissance et refusant généralement de sortir de sa caverne. De Platon à Sheldon, les envies sont les mêmes, tenter d’ouvrir un peu les hommes à la sagesse et par la même à une vraie liberté. 

            «Mon papa sait qu’il a déconné comme Joseph d’Arimathie.»

in No Go Zone

            Philosophique évidemment, ce projet n’est pas pour autant dénué d’humour, notamment lorsque Sheldon ironise sur la responsabilité de son géniteur : «Je trouvais ça drôle de dire que mon père avait merdé comme le père de Jésus, parce que son fils il a quand même foutu un sacré bordel.» Derrière l’humour, on retiendra surtout que ce qu’il partage avec le fils de Joseph c’est surtout l’âme d’un sage, d’un prophète et la capacité à créer autour de lui une communauté sensible à son message. Croire en Sheldon tout simplement, c’est ce que fait son public, en l’ayant aidé à créer ce dernier album par exemple via le crowdfunding ou en étant plus que jamais présent pour lui lors des concerts qui arrivent ou comme ce fut le cas au Nouveau Casino de Paris ce 3 décembre 2021. Entouré, suivi, écouté, Sheldon a réussi avec Spectre à satisfaire sa fan base et sûrement à conquérir de nouveaux auditeurs plus aptes à entendre un projet authentique ou plus personnel. Il nous reste à lui souhaiter que les contours de Spectre continuent de s’élargir grâce à une longue et belle reconnaissance. Nous laissons les derniers mots de cette chronique à Sheldon pour qui, on le voit bien, la musique n’est pas qu’un passe-temps mais bien une raison d’être au monde : « L’art, pour certaines personnes, c’est un moyen alors que je le vois comme une fin. Créer des œuvres, créer un album c’est une finalité pas un moyen. Surtout qu’il ne faut pas oublier que l’art a un rôle de modérateur dans la société, l’art permet de tempérer les gens, pas sûr que si tu enlèves l’art, le monde tienne le coup.»

Marie-Gaëtane Anton

en remerciant Sheldon pour sa chaleureuse et précieuse collaboration